141.
L’écran fait surgir une ligne qui, lorsqu’elle arrive en bout de course, coule au-dessous comme de la pluie dans des rigoles superposées. Il pense vite. Il écrit vite.
« Si je suis le Cyclope, je ne vous soumettrai pas à l’épreuve d’Ulysse mais à celle du Cyclope. Si vous réussissez, vous deviendrez le successeur de Fincher et vous recevrez la plus haute récompense dont un être humain puisse rêver. L’accès à l’Ultime Secret. »
Le docteur Tchernienko et Natacha ne peuvent réprimer leur déconvenue.
— Depuis des mois, nous effectuons des tests dans le but de sélectionner le meilleur d’entre nous, celui qui sera digne d’avoir accès à l’Ultime Secret, et tu veux l’offrir à des inconnus ! s’offusque le top model.
« J’essaie d’être parfait dans ma morale comme dans mon intelligence. Je suis donc obligé de me projeter dans le futur. J’essaie d’imaginer ce que sera l’homme bon du futur, répond Jean-Louis Martin. Un homme au cortex encore plus complexe, mieux connecté. Je le devine peu susceptible, apte à surmonter ses réactions premières, capable de pardon, non influencé par ses émotions basiques. Il transcendera son cerveau de mammifère pour être enfin un esprit libre. »
Natacha et sa mère sont sous le choc, mais elles laissent Personne développer son argumentation.
« L’homme bon du futur sera capable du même comportement que moi aujourd’hui. Donner à ses adversaires ce qu’il a de meilleur… »
Les deux journalistes du Guetteur moderne ne savent plus trop que penser.
— Heu… c’est gentil, mais sans façon. Et puis j’ai toujours eu la hantise des trépanations, bafouille Lucrèce.
« L’homme du présent subsiste cependant encore un peu en moi. Alors, après la carotte de l’Ultime Récompense, je vais vous motiver par le bâton. »
« Comprenez bien que nous ne pouvons pas vous laisser sortir pour raconter ce que vous avez appris ici. Ce serait mettre en péril tous nos projets et ils importent plus que les simples individus mortels et éphémères que nous sommes. Donc, si vous venez à bout de l’épreuve du Cyclope, vous goûterez à l’extase totale et vous serez libres. Si vous échouez, je vous garderai ici. Des infirmiers vous injecteront des sédatifs et, assommés de produits chimiques, vous vous tiendrez tranquilles. Au début vous vivrez enfermés dans le quartier de sécurité et puis, après, quand votre cerveau en capilotade aura supprimé en vous toute velléité de vous évader, on vous installera avec les hébéphrènes. Vous deviendrez mous. Vous resterez parmi nous très longtemps, toute votre vie, et le monde finira par vous oublier. Car personne ne vient dans les hôpitaux psychiatriques. Ce sont les oubliettes modernes. Je le sais, j’y suis. »
Il y a un flottement. Lucrèce réfléchit à toute vitesse.
L’Ultime Secret ? Je m’y brûlerais les ailes comme Icare touchant le soleil. C’était peut-être l’avertissement de Fincher. C’est la drogue puissance mille. Je perdrais toute volonté.
Isidore, de son côté, soupèse la proposition de Personne.
Quand je pense que je me faisais du souci pour ma mémoire. Maintenant je peux sérieusement tout craindre pour ma raison.
« Voici l’énigme. Écoutez bien. »
Jean-Louis Martin envoie le texte sur l’écran :
« Enfermé dans la caverne de l’Oreille de Denys (une petite île proche de la Sicile), Ulysse se retrouve face au Cyclope qui veut sa mort. Le Cyclope lui propose alors un choix. Soit Ulysse dit la vérité et il sera bouilli, soit il dit un mensonge et il sera rôti. Que doit répondre Ulysse ? Vous disposez de trois minutes et vous n’avez droit qu’à une seule réponse. »
Quitte ou double ? C’est à votre tour, mes amis.
Le malade du LIS fait apparaître l’horloge de l’ordinateur et la règle de façon à ce qu’elle sonne lorsque l’aiguille des minutes sera sur midi. Isidore se concentre.
Je la connais, cette énigme. Il faut absolument que je me souvienne de la solution. Ma mémoire. Ma mémoire, ne m’abandonne pas. Pas maintenant, quand j’ai besoin de toi !
Lucrèce se mord la lèvre.
Rôti ou bouilli ? J’ai toujours été nulle pour les énigmes et, en plus, les problèmes de logique et de mathématiques m’ont toujours exaspérée. Les baignoires qui se remplissent et les trains qui partent à heure fixe quand il faut trouver l’âge du capitaine, je m’en fiche. Un de mes ex voulait toujours me soumettre des énigmes. J’en oubliais l’énoncé avant même d’entendre la solution. Je l’ai largué lui aussi. Il faut avoir l’esprit à ça. C’est un truc de garçon. Isidore devrait trouver.
Natacha et le docteur Tchernienko, pour leur part, n’osent intervenir.
Isidore fouille dans son cerveau.
C’est facile et je l’ai su. C’est incroyable que toute ma vie se joue sur un problème aussi simple sans que je parvienne à faire remonter la clef.
Isidore se représente sa mémoire comme une immense bibliothèque aussi haute qu’une tour creuse circulaire. De son esprit, il fait un écureuil à la recherche d’informations. L’écureuil ouvre le grand livre de L’Odyssée mais l’intérieur n’est constitué que d’images floues. Le bateau. Le Cyclope. La tempête. Les sirènes. L’énigme et sa solution n’y sont pas. L’écureuil de l’esprit d’Isidore va ensuite fouiner du côté des livres d’énigmes. La solution ne s’y trouve pas non plus.
Lucrèce a d’emblée renoncé à l’épreuve, mais elle comprend qu’Isidore est en train de lutter contre sa mémoire défaillante.
Elle se souvient d’avoir lu dans L’Encyclopédie du savoir relatif et absolu un passage sur l’expression « avoir une mémoire de poisson rouge » : « Les poissons rouges n’ont que peu de mémoire pour pouvoir supporter de vivre dans un aquarium. Quand ils découvrent une plante aquatique décorative ils s’émerveillent puis ils oublient. Ils nagent, ils font un tour jusqu’à la vitre, reviennent et redécouvrent avec la même stupéfaction la même plante aquatique. Ce manège peut durer indéfiniment. »
L’absence de mémoire est dès lors un processus de survie pour ne pas devenir fou. De même qu’Isidore a développé une faculté d’oubli pour ne pas être traumatisé par l’actualité il oublie pour pouvoir réfléchir.
Lucrèce se représente Isidore avec un corps de poisson dans un aquarium s’émerveillant de la décoration en plastique, un coffre-fort d’où sortent des bulles, l’oubliant, nageant, y revenant et s’émerveillant à nouveau.
Isidore, pour sa part, ne se voit pas comme un poisson mais comme un écureuil dans les travées de sa bibliothèque géante intérieure. Après L’Odyssée et les livres d’énigmes, où chercher la réponse ? se demande-t-il. Pas de livres sur les Cyclopes ! Si peu de choses sur les îles de Sicile ! L’écureuil signalant qu’il ne trouve rien en mémoire, le cerveau d’Isidore se positionne en « raisonnement logique autonome ».
En plus c’est une énigme facile.
Le problème vient de la peur. L’angoisse de finir ses jours dans un hôpital psychiatrique, isolé sur une île, l’empêche de réfléchir et de se souvenir. Il ne pense qu’à ce que serait sa vie parmi les aliénés.
Des dizaines d’années : inactif, coupé du monde, loin de sa tour, privé de ses dauphins apprivoisés. Peut-être sans livres, sans télévision. En plus, la folie des autres doit être contagieuse.
Il se répète le problème, en analyse chaque mot (bouilli s’il dit la vérité, rôti s’il ment…), cherche des solutions pratiques. Dans l’esprit, un noyau du cortex de son hémisphère gauche s’affaire sur une idée. La vérité est dans le mensonge. Le mensonge est dans la vérité. Un système de miroirs qui se réfléchissent. Deux miroirs l’un en face de l’autre. L’un qui déforme et l’autre qui reconstitue.
Le noyau active électriquement le neurone qui passe en deux millièmes de seconde de moins soixante-dix millivolts à plus trente millivolts. L’électricité circule dans la dendrite, glisse sur l’axone, arrive jusqu’à la synapse. Au bout de la synapse se trouvent de petites vésicules qui contiennent les neuromédiateurs. Libérés par l’électricité, ils se diffusent dans le minuscule espace qui sépare l’extrémité neuronale de la membrane du neurone voisin.
La pensée est électrique ET chimique, comme la lumière est corpusculaire ET ondulatoire.
Entrée en action du neuromédiateur glutamate. Lorsqu’il frôle le neurone voisin celui-ci passe à son tour à trente millivolts.
Le glutamate agit comme un excitateur mais son action est équilibrée par un autre neuromédiateur, le gaba (pour acide gamma-aminobutyrique), qui agit comme un inhibiteur. De ce subtil équilibre entre des électricités et des produits chimiques excitants ou inhibants, naissent des idées. Sur les cent milliards de neurones que contient le cerveau d’Isidore Katzenberg, trente-cinq milliards sont sollicités pour résoudre l’énigme. Du coup, il ne pense plus à rien d’autre. Son cerveau consomme tant d’énergie que les extrémités de ses doigts et de ses orteils pâlissent et s’engourdissent légèrement.
Et soudain c’est l’inspiration.
— Ulysse répond : « Je serai rôti », dit Isidore.
Puis il explique :
— Le Cyclope est alors bien ennuyé, car si Ulysse a dit la vérité, il doit le faire bouillir. Donc il ne peut être rôti. C’est donc qu’Ulysse a menti. Mais si Ulysse a menti il sera rôti. Ne pouvant sortir de ce dilemme, le Cyclope est dans l’incapacité d’appliquer sa sentence et Ulysse est sauvé.